Bad Day #1

1. Over Her Dead Body/Dylan’s Room

Je me souviens.
Une lueur de ville. Une errance nocturne, et des lucioles partout, où que porte le regard, partout des boules de feu flottantes et apaisantes. Des levers de soleil effondrés sur chaque pavé. C’était il y a longtemps. Mais déjà, à l’époque, j’y pensais, déjà à l’époque ça avait pénétré ma peau et ça s’était infiltré sous mon crâne pour titiller chaque nerf, chaque fibre, apporter tout son joyeux chaos dans les réactions chimiques qui font de moi, ce que je suis. Déjà, cette nuit-là, tout le désespérément réel était caché par quelque chose de poétique, de réconfortant, un voile d’été apaisant.
Une simple nuit quelque part en ville, où tout était silencieux, et plongé dans le noir le plus pur. Une nuit que j’errais, sous acides, quand tout était poussé à 110, 120% peut-être. Déjà le ciel me tombait doucement sur la tête, et je le regardais venir avec sérénité.
Parce que déjà, à l’époque, comme dans un éclair de ma mort prochaine, je pensais à Sandra.

***

Il y a déjà du jour quand je me réveille.
Difficile de ne pas s’en rendre compte. La lumière me fait mal au crâne. Les yeux plissés, je me tourne sur le lit. Je ne suis pas d’une humeur diurne, ce devrait être la nuit. Rideaux tirés, poussière en suspension dans les rais de lumière, et une odeur masculine si forte que même moi, qui l’ait imprimée dans les narines en permanence, j’ai comme un recul. Je me sens mal, fatigué, comme s’il était trop tôt pour s’éveiller, mais trop tard pour se rendormir. Je roule, je tangue, je bats des bras comme je peux. J’essaie de faire quelque chose.
Combien de temps ai-je dormi?
Je me rappelle avoir eu une presqu’insomnie. Avoir tourné encore et encore sous les draps, fixé des lignes au plafond, pensé à tout, à rien, et au final c’est le black-out pour le moment où j’ai sombré dans le sommeil. J’aurais quand même rêvé, je m’en souviens. Mais rêvé à quoi?
Je roule, je tangue.

2. Je m’appelle Dylan [Cocaine Blues]

Je m’appelle Dylan, et je me sens en pleine descente.
Déprimé, perdu au milieu du même océan, sur la même île, qui va de petit en petit. Je connais bien la sensation, mais je n’arrive décidément pas à m’y faire. J’ai passé une journée hors du temps, où le soleil était à la fois si long, paraissant tourner pendant mille ans entre lever et coucher, et si court, tant j’aurais pensé, traversé, élaboré, rêvé à tout ce que je pourrais faire. J’ai passé une journée à être tout, tout le monde, sauf les perdants. Ou alors les perdants charismatiques. Oui, ces jours-là, immédiatement après la ligne, je suis un perdant magnifique, qui quitte le duel sous les roses.
J’étais Superman, insensible à l’extérieur. Je crois bien que le propriétaire est passé d’ailleurs. Loyer. Mais depuis il n’est pas revenu. J’ai dû l’impressionner, il a dû ressentir l’invincibilité qui débordait de moi. Car pendant une journée, j’ai été le perdant magnifique.
Là je retombe. On aura débordé le proprio pour un moment, voilà tout. Je connais la sensation, je connais la sensation… J’arrive pas à m’y faire. Et c’est pareil quand on gravit la somptueuse, la lumineuse montagne. Une illusion parfaite, conciliante de la situation, et plus on est dans la merde, plus ce qui nous attend est prodigieusement magnifique, plus on sera un super-guerrier. On ne devrait pas, on devrait rester pragmatique, pour éviter de faire une connerie. Je ne devrais peut-être pas lancer mon crâne contre un mur en voulant le briser, par exemple, comme c’est déjà arrivé… Mais je l’ai fait, et je le referais systématiquement. Là non plus, j’arrive pas à m’y faire.
Cocaïne.
Je me demande à quoi ressemblerait une coupe de mon cerveau, maintenant. Est-ce que j’ai vraiment un trou noir, une horrible tâche de cramé, cet espèce de champ de bataille calciné qui résulte d’une longue dépendance à la cocaïne? Il paraît que j’ai changé, avec le temps. Les gens ne me reconnaissaient plus. Moi je pense que la cocaïne n’a fait que légèrement accentuer les changements que la vie m’a infligé. En remontant mes narines, la poudre a commencé à tout brûler sur son passage, et je me suis transformé, dans un torrent de feu, en reflet hypertrophié de mes petits échecs.
Je me prends rarement à faire des bilans sur ma vie. Pourtant il paraît que c’est important, pour l’équilibre, faire un topo et régler les problèmes qui sortent. Moi, quand j’y pense, tout ce que je ressors du présent, c’est le lit, ces sommeils toujours plus longs, qui me paraissent toujours plus courts, ce sont ces rideaux tirés, c’est rais de lumière agressive, qui me transpercent la vue en hurlant, c’est cette odeur, ce corps lourd, cette peau collante de sueur, ces draps brûlants de fièvre, et beaucoup, beaucoup de souvenirs.
Les meilleurs moments, je les ai oubliés. Quand je me retirais dans d’autres mondes, d’autres corps, avec chacun leurs tortures, mais si différents, si autres, que j’en étais subjugué. Maintenant, je n’oublie pas à quel point oublier est important, salvateur.
Cocaïne, collée au parois de mon crâne, me suçant la cervelle.
Creusant, rognant, dessinant ses nouveaux sillons, bouchant les anciens, pour changer un enfant jovial et prêt à réussir en silhouette allongée et tremblante, et toujours pas de bilan de vie. Je ne me sens pas heureux, voilà tout. Mais ça, comme tout le reste, on peut l’oublier. Plonger au plus haut, aller autre part, une zone de l’esprit composée d’un souvenir agréable, se balader sous le vent, et oublier qu’on est triste, là-bas dans la réalité.
Cocaïne.
Sachet de plastique, petit zip, et j’étale sur un miroir, je prends ma carte d’identité, et avec ma nom et ma photo, j’écarte en petit tas, je formes des lignes, j’ordonne tout ce petit monde. Monticule blanc sur monticule blanc, sur le miroir, sur le lit, près de mon nez, comme attiré par mes orifices tremblants, je saisis la paille, toujours intacte, toujours entretenue, ma précieuse paille je la colle à ce même emplacement, au début de la route, et avec mes doigts fébriles je lui fait pénétrer lascivement ma narine, et j’inspire, et je remonte le chemin, et ça explose, pendant une seconde, et puis ça retombe. Je commence à oublier, je me retire dans le souvenir. Je me laisse tomber et soupire, les lèvres rieuses.
Cocaïne…

3. 1er rail: Moctezuma’s Dream

Je suis couché. Le jour redevient la nuit, le bas redevient le haut. Encore un peu, et le chemin s’ouvrira, je pourrais partir à la recherche de mon souvenir, de mon coin de cerveau paisible et disparaître, sortir de scène comme un perdant magnifique. Allez, encore un peu… Encore une?
Je saisis la paille, c’est parti! J’approche de la ligne, encore un peu, là…
Coup de vent, porte qui grince, Freddy est dans la place. Pieds qui frappent, décidés, un grand sourire crispé qui mâche dans le vide, un regard intense et parfois un peu mauvais. Pour le moment il se pose sur moi et se plisse amicalement.
-Salut, ça va?
Toujours enthousiaste en tout, pour ne rien laisser paraître. Un sacré caïman, le Freddy. Attends une seconde… Un caïman? On dirait que la sauce monte, finalement.
-Pas vraiment…. je réponds. La drogue ne fait pas encore effet.
Freddy est comme moi: il touche le fond. Ou en tout cas il dégringole à la même vitesse. Il me dit souvent qu’on est bien lotis, tous les deux, qu’on peut encore descendre plus bas, jusqu’au néant, et qu’à la longue, à force de rater tous nos essais pour remonter, ça deviendra l’œuvre de notre vie. Freddy assume toujours qu’il a vie de merde, il ne se voile pas la face. Malgré ça, Freddy est mon meilleur ami.
-Je te fais un café?
Trop aimable.
-Cherche pas, ils ont coupé l’eau. Enfin il me semble.
-Depuis combien de temps t’es pas sorti, dis-moi?
Il n’a pas l’air vraiment énervé, seulement… Il aurait vraiment voulu me le faire, ce café. S’occuper les mains, et ne pas avoir et dégager les déchets du lit pour pouvoir s’asseoir.
-Je sais pas. On m’a demandé le loyer, et après j’ai arrêté de me balader, je reste ici. Je suis bien, ici.
Freddy n’est pas dupe.
-On fait quoi, hein? dis-je, appelant à l’aide, demandant secrètement s’il n’existe pas une solution universelle à l’atmosphère ambiante.
Bordel, mais quand est-ce qu’elle va agir, cette merde? Je panique. Cette fois-ci, ma vie de merde commence à peser, m’écraser sous son poids. J’ai vraiment besoin que la cocaïne agisse. C’est vital, pour amortir la descente dévastatrice, écarter les parois du monde noir qui écrasent mes os faibles.
-Calme-toi, dit-il, et reprends un rail.
Il en reste un, c’est vrai! Je me jette dessus. Immédiatement après je me sens mieux. Effet placebo? Trop tôt pour le dire.
Je lève la tête et dans le miroir je vois le sourire carnassier de Freddy. Il est un peu mon garde-fou, mais comme il est bien plus fou que moi, il ne garde pas grand-chose.
-Maintenant accroche-toi, parce que j’ai peut-être la solution à tout nos problèmes.
Et juste avant que la cocaïne agisse, je me dis, comme chaque jour, que Freddy est le fou qu’il me fallait pour survivre, en fin de compte.

***

Je sais pas si t’es au courant, mais pas très loin de chez moi, il y a le siège social de MicroStuff (nom modifié), la plus grosse entreprise de software du pays. Et j’ai le pote du cousin d’un pote qui, dans le cadre de son boulot, a dû démonter les dispositifs de sécurité de l’étage pour en installer un nouveau, plus performant, enfin bon ça on s’en fout parce que ce qui compte c’est que pour le moment y a plus aucune sécurité chez eux. Tu suis?
Non, je suis pas, non…

C’est une rumeur mais paraît que le patron de la boîte garde dans son bureau un petit butin en liquide qu’il conserve dans un coffre ça s’éleverait à plusieurs milliers je déconne pas c’est le pote du cousin de mon pote qui me l’a dit okay alors je pense que maintenant tu fais le rapprochement d’accord?
Tout s’accélère dans ma tête. Je vois des lasers, genre Mission Impossible, mais ils sont éteints. Et je vois de l’argent. J’aime bien l’argent. Woooh, ça commence à faire effet làààà.
Alleeeeeez Dylan quoi on y va on prend des flingues on se pointe là-bas on tire dans tous les coins pour faire peur aux employés on les force à ouvrir le coffre on prend le bléonressortonsecasseonsepaieunautreappartonfaitunvoyageon…
Un braquage, non? C’est de ça dont il parle là? Putain y a tout qui se mélange là. C’est complétement insensé comme truc!
… Justeàcognerunpeulesemployéset…
A ce moment là la cocaine a déjà commencé à travailler comme les petites fourmis qui creusent la fourmillière. J’ai mon cerveau qui me fond par le nez mais je me sens plutôt bien.
… Selaisserimpressioner…
Les lignes se creusent une par une, un grain blanc fait un trou rouge et ça commence à pulser. Whaou! Je me vois entrer dans la banque avec un six-coups dans chaque main. Pourquoi il fait si sombre ici? Freddy, ouvre les rideaux, tu seras sympa.
… Juste quelques armes!
Tout le monde à terre, bande de putes! On prend le pognon. Je me sens en pleine forme moi. Qu’est-ce qu’on fout encore sur ce lit à glander?
On joue les durs, on montre qu’on a pas envie de rigoler, ils vont faire dans leur froc, Dylan!
Je prendrais bien un café, moi.
… Alors!? T’en penses quoi? On y va?

***

Là, la drogue est bien partie, et je dois déjà avoir perdu un hémisphère de cerveau tellement ça travaille. Je m’y vois déjà. Freddy à mes côtés, je pénètre dans l’open-space de la boîte miteuse et des travailleurs sans visage, malfaisants, avec des mandibules dans la bouche et des flammes dans les oreilles, se lèvent de leur chaise et nous regardent marcher sans comprendre (they se me rollin’, they hatin’). J’ai l’impression de flotter au-dessus du sol, je me mets à courir, la kalachnikov dans la main et je saute par dessus leurs cloisons en tirant comme un possédé en hurlant. Money, money, money, it’s the rich man blues. J’envoie les gardiens de l’Apocalypse balader avec une boule de feu, je prends l’argent, et deux femmes nues se jettent sur moi et Freddy. Il y a un livre dans ma main: «solution universelle à l’atmosphère ambiante.» On enfile nos lunettes de soleil et on s’envole de l’immeuble dévasté, qui s’effondre juste après notre départ. On traverse le ciel en un éclair, on atterrit dans la lande, et on quitte le champ en tenant nos blondes respectives par la main. FIN.
PAAAAAAOOOOOOWIZZZZZZsupercalifragilisticexpialidocious!
Séquence post-générique. Dans un camping-car, Freddy et moi, sur les routes. Nos copines nous lancent un sourire. Il nous reste encore un peu d’argent pour faire le plein. Ensuite, l’inconnu. Et une vie nouvelle. Je trouve ça séduisant, comme fin.
This is my message to you-hoo-hoo.
A ce moment je suis persuadé que c’est comme ça que ça va se terminer. La cocaïne est dans mon cerveau, et tous deux dansent lascivement le blues, se frottent le boule. Je tangue en sortant du lit, renverse des vêtements sales, m’effondre à genoux, je pleure et je ris à la fois.
Je m’appelle Dylan et, alors que je suis en pleine montée cocaïnomane, je trouve l’idée de Freddy messianique, visionnaire, absolument fantastique.